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« Tous tes enfants dispersés » de Beata Umubyeyi Mairesse: Réunir les fils de la tribu

Ce roman paru en 2019 aux Editions Autrement a remporté le prix des Cinq Continents en 2020. C’est l’histoire du génocide tutsi vue à travers trois générations. Roman polyphonique, plein de violence et de pudeur qui révèle une singulière voix féminine dans le paysage littéraire francophone.

 

 

Dans quelques semaines, on commémorera les 27 ans du génocide tutsi au Rwanda qui a démarré dans la première semaine d’un avril noir, le plus sombre du 20e siècle. Ce génocide a été beaucoup traité dans la littérature africaine francophone ; on pourrait sans doute parler d’un sous-genre de cette littérature à l’instar de la littérature sur la Shoa, tant les œuvres qui traitent de ce sujet sont à foison.

Mais dans cette littérature-là où particulièrement les bons sentiments ne font jamais les bons livres, « Tous tes enfants dispersés » aura une place à part tant ce premier roman fait le pari de la poétique du récit pour dire l’indicible. Le jury des Trois Continents ne s’est pas trompé en le hissant sur la plus haute marche du podium.

C’est une saga familiale racontée par trois personnages : la mère Immaculata, la fille Blanche et le petit-fils Stokely. L’histoire de cette famille épouse la sinueuse histoire du Rwanda avec les pogroms, le génocide des Tutsi et la difficile reconstruction d’une nation réconciliée. A travers ces trois voix, c’est le passé, le présent et le futur du Rwanda qui se donnent à voir.

Blanche, la narratrice principale, a fui le génocide d’avril 1994 avec les ressortissants belges et français du fait qu’elle est le fruit des amours de sa mère avec un Français. Sa mère, Immaculata, et son frère Bosco n’ont pas eu cette chance. Blanche  reviendra au Rwanda en 1997 et plusieurs fois  de suite  pour  renouer le fil et  retisser une histoire commune.

Avec  elle, la boutade du poète congolais Tchicaya U’Tamsi prend tout son sens ; celui-ci disait que c’est le pays qui nous habite et non le contraire de sorte que l’exilé porte plus fortement son pays en lui que l’habitant. C’est elle qui refuse l’état des choses et se battra pour rassembler les enfants dispersés par l’histoire.

En plus des affres du génocide, on découvre dans ce roman la difficulté de renouer les liens dans l’après- tragédie qui somme les survivants de se justifier. Ainsi, ceux qui sont restés jugent sévèrement ceux qui ont eu la chance de s’échapper. Il y a aussi que les enfants de la mixité, issus de couples tutsi-hutu comme Bosco, au lieu d’être des ponts, sont écartelés sur le chevalet de leur double appartenance et mis au ban de la société.

C’est une histoire tumultueuse qui se déroule à travers les générations mais qui s’apaise à la fin car Stokely, né en Europe, va renouer avec l’histoire familiale à travers sa grand-mère Immaculata. Il apprendra la langue des racines et surtout se fera conteur pour perpétuer la mémoire de tous les enfants du Rwanda dispersés aux quatre vents. Ainsi, la grand-mère qui avait fait vœu de silence après le suicide de Bosco rompra celui-ci pour renouer le dialogue avec Stokely, le futur réconcilié de la famille.

« Tous tes enfants dispersés » est servi par une écriture tout en retenue qui évite les excès que sont le foisonnement et l’aridité.  En se tenant à équidistance de ces deux affections de l’écriture, elle fait le choix du détail qui fait sens sur la fresque et laisse entendre la musique particulière composée entre le silence et le ton de la confidence. L’incipit, «c’est l’heure où la paix se risque dehors», est à l’image de tout le texte, allusif, suggestif plus que descriptif ; il fait glisser le lecteur dans cet univers douloureux avec une économie des mots qui en décuple la violence.

« Tous tes enfants dispersés » narre une histoire pleine de bruits et de fureur dite non par un fou comme le suggérait Shakespeare mais par une Schéhérazade des mille collines à la voix doucereuse qui fait chantonner le silence et lever les milles nuances du tragique. Ce premier roman annonce, il faut l’espérer, une immense autrice dont la voix singulière retentira dans le monde des lettres.

 

Alcény Saïdou Barry

 

 

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